H13 – Histoire de la route RN89
DES MALEMORTOIS PUGNACES
En 1786, des Malemortois clairvoyants et déterminés réussirent à imposer
le passage de la route Brive-Tulle par le bourg de Malemort
Entre Brive et Tulle, villes principales du Bas-Limousin, relations et échanges furent permanents et variés ; depuis les chemins antiques jusqu’à la route actuelle, nombreux furent les itinéraires, les projets d’amélioration, qui concernèrent au premier chef le bourg et la paroisse de Malemort.
Vers 1750, la principale route empruntait, au départ de Brive, le chemin de Paris et, à St Antoine, obliquait à droite pour gagner Ste Féréole par les Saulières (1). Plus au sud, une voie secondaire (ainsi portée sur la carte de Cassini) traversait à gué la Couze près de Roumégoux et, par Berchat et le Peyrou, desservait les paroisses de Venarsal, St Hilaire et Chameyrat, vestige de l’ancienne voie romaine venant de Clermont.
Vers 1770, sous l’intendance de Turgot, de sérieuses études furent entreprises pour l’ouverture d’une route bas-limousine Bordeaux-Lyon. Existait déjà au nord la Route des Intendants Bordeaux-Limoges-Clermont. Ces travaux, timidement amorcés en 1770, traînèrent en longueur après le départ de Turgot en 1774, et, en 1786, le parcours définitif entre Malemort et Brive n’étais pas encore fixé : par la rive gauche ou la rive droite de la Corrèze ? (2) Les habitants du bourg vont solliciter les gens bien placés ou les responsables administratifs pour obtenir le passage chez eux, par la rive droite.(3)
UNE PREMIÈRE SUPPLIQUE
Le 8 mai 1786, ils s’adressent à Monseigneur le Maréchal de Noailles qui possède un ancien château dans le bourg (4) : « Les habitants de la paroisse de Saint-Xantin de Malemort prennent la liberté d’exposer humblement à Votre Grandeur qu’ils voient avec bien de la douleur que leur bourg devient de plus en plus pauvre et misérable ; on remarque qu’il y a 100 ans, il était le double plus considérable qu ‘il n ‘est aujourd’hui, soit en maisons, soit en facultés. Ils en connaissent bien la cause : c’est qu ‘une grande partie de l’année, ils sont fermés dans leur bourg comme dans une île, et voici comment : du côté du Levant par le ruisseau de la Couze, du côté du couchant par celui de Bréniges, du midi par la rivière Corrèze, et du nord par divers petits ruisseaux qui descendent de montagnes escarpées, faisant un contour de plus d’une lieue pour aller à Brive qui n ‘en est qu’à un petit quart de lieue et sur lequel il y a 340 toises de faits (= 670 m environ) qui forment une des plus promenade de Brive… Aux moindres pluies, ces ruisseaux sont des torrents, ce qui fait que les étrangers qui vont à Tulle et en Auvergne, se détournent de Malemort et passent par Ste Féréole (via St Antoine), chemin extrêmement difficile et plus long d’une lieue et demie…
Qu’ont donc fait à la Providence ces pauvres habitants pour être exclus des grâces que le Roi accorde à ses sujets en ordonnant qu’il sera fait des routes pour les facilités des communications et du commerce ? Malemort est comme le faubourg de Brive et, la moitié de I ‘année, ses habitants n ‘ont pas la faculté d’y aller par le défaut de deux ponts (ruisseau de Bréniges et ruisseau de Fadat)… Point de débouchés, point de commerce, point d’argent, ce qui fait que le pays se dépeuple… et bientôt il n ‘y aura plus de bras pour travailler les terres et cela par le défaut de deux ponts qui, bien conditionnés, d’une longueur de 40 à 50 pieds (12 à 15 m.) sur 24 de large (7 m 60) ne coûteraient pas 10.000 livres et qui pourraient servir pour la grande route de Lyon à Bordeaux que l’on projette de faire.
Ils supplient donc Votre Grandeur de vouloir bien représenter à Nosseigneurs du Bureau des Finances la nécessité qu’il y a de rendre service à 3 ou 400 habitants qui sont fermés chez et » une partie de I ‘année . Ils ne cessent de faire des vœux pour le bonheur et la durée de vos jours. »
Suivent trente signatures.
UN LONG MÉMOIRE
Quelques semaines plus tard (5), les habitants de Malemort adressaient un long Mémoire à Mgr Meulan d’Ablois, Intendant de la généralité de Limoges, contenant « leurs observations sur la route royale de Lyon à Bordeaux passant par Clermont, Bort, Tulle, Brive, l’Arche, etc… » :
« … L ‘Ingénieur qui a le département du Limousin a fait un piquetement en descendant de Tulle à Brive jusque vis à vis le presbytère de I ‘église de Saint-Xantin ; on prétend faire un pont sur la rivière Corrèze à distance de 1250 toises de Brive ( = 2425 m), ou, après avoir passé la rivière, traverser les terrains d’Arjassou, la Barboutie, la Grande Borie, les Aumônes, et arriver à une porte de Brive appelée des Prêcheurs (6).
L ‘on prend la liberté d’assurer qu’il faut que M. l’Ingénieur n’ait pas encore examiné le local de cette partie de route, ou du moins dans les saisons où elle est impraticable, comme en hiver, dans les pluies de l’été ou pendant les orages ; il est trop éclairé pour oser l’entreprendre, attendu le peu de solidité qu’il y aurait à la construire, les sommes considérables qu’elle coûterait au Roi, le désagrément qu’elle occasionnerait aux voyageurs, et cela pour ne pas raccourcir le chemin, sans compter qu’elle sera sujette à de gros entretiens, au lieu que, par Malemort, elle sera plus solide, coûtera les deux tiers de moins, sera plus agréable et point sujette aux dégradations… La demande du passage dans la ville de Malemort est juste, les raisons bonnes et intéressantes… »
Pour appuyer leur proposition, les Malemortois vont relater des incidents qui se sont produits sur la rive gauche lors des crues : « Alors l’Église, le presbytère et le cimetière de Saint Xantin sont totalement inondés ; il est arrivé plusieurs fois que le curé, ne pouvait sortir de chez lui et obligé de faire les enterrements de ses fenêtres… Cet inconvénient détermine les paroissiens à faire transporter l’église et le presbytère dans le bourg où il y a une ancienne chapelle… »
Comment offices, inhumations… pouvaient-ils être assurés quand l’église et le cimetière étaient sous l’eau ? Autre incident fâcheux dû aux aléas climatiques : « Il est arrivé dernièrement un fait qui mérite d’être cité : le 14 juin de cette année 1786, M. Dalton, Chevalier de St Louis (7), a un bien de campagne appelé Arjassou, situé dans la plaine (rive gauche) . Ses métayers lui conduisaient à Brive cinq charretées de bois à brûler. Lorsqu’ils furent en chemin, ils aperçurent un orage et la pluie qui venait à force. Ils désattelèrent (sic) leurs bœufs, s ‘enfuirent en gagnant la hauteur ; bien leur en valut car les torrents furent si terribles qu’ils renversèrent deux de leurs charrettes et entraînèrent les autres toutes chargées à plus de 50 pas de là ; toute cette plaine basse était inondée jusqu’à Brive, et l’eau se précipitait dans la rivière de Corrèze, en certains endroits jusqu’à huit pieds de hauteur ( = 2,56 m.). »

Malemort au XVIII siècle (Bibliothèque Nationale. Cabinet des estampes)
Charrettes emportées. .. Mais qu’advint-il des animaux de trait ? Un pareil déluge dut causer des dégradations autrement plus graves dans cette zone, dans les habitations, dans les terres. .. On n’en souffle mot.
DEUX DEVIS CHIFFRES
La rive droite échappait à ces calamités : « Les sieurs Aubert et Degrange, qui piquetèrent ce chemin il y a huit ans après avoir visité la plaine, examiné et sondé les abords de la rivière, trouvèrent que la route serait infiniment plus solide, moins coûteuse des 2/3 et plus sure, par le bourg de Malemort que partout ailleurs… » Avis autorisé de spécialistes qui ne pouvait que corroborer le bien-fondé de leur supplique. On a déjà vu que 340 toises étaient terminées à la sortie de Brive.
Enfin ce Mémoire était accompagné de deux devis comparatifs chiffés et détaillés où était évalué le coût des travaux pour les deux itinéraires : chaussées, ponts, indemnités « aux particuliers de qui on a pris le terrain ». La dépense « au midi » s’élevait à 159.948 livres pour 1182 toises. Elle comportait trois ponts : le grand pont sur la Corrèze (55.000 L. ), le pont sur la Louère (8.300 L.), le pont de Casto (ou du Pian) (4.000 L.) La dépense au nord ne s’élevait qu’à 43.432 livres pour
742 toises ; deux ponts seulement étaient nécessaires : le pont de Bréniges (5000 L.) et « le petit pont vis à vis la digue Le Clère (à l’entrée de la Guierle) à réparer et élargir » (ruisseau de Fadat) : 2.400 L.
Si ces devis avaient été rigoureusement établis, le parcours du Nord, qui revenait à 116.516 livres de moins, s’imposait sans contestation. Aussi la requête des Malemortois reçut-elle un accueil favorable aux différents échelons administratifs.
LA VICTOIRE
Le 14 septembre 1786, Périer, inspecteur des Ponts et Chaussées à Brive, écrivait à propos de la Requête présentée à Mgr le maréchal de Noailles : « Il a été arrêté par M. L ‘Intendant que cette route serait dirigée par le bourg de Malemort », avis contresigné par L’Ingénieur en chef de la généralité, Dergny. Le même jour, Périer et Dergny répondaient aussi au Mémoire des habitants du bourg de Malemort… auquel est joint un précis de deux devis comparés : « La direction par St Xantin, sur la gauche de la Corrèze exigerait déjà une dépense d’environ 50.000 L. pour la construction d’un pont, tandis que la direction par Malemort sauverait cette dépense… M. I ‘Intendant a arrêté que le projet serait dirigé par le Bourg de Malemort et cette décision a été trop mûrement réfléchie pour que la question puisse être agitée de nouveau… Dans la circonstance, on croit qu ‘il serait inutile de discuter le Mémoire ni le précis des devis, aussi bien que d’en relever les exagérations qui deviennent maintenant des objets indifférents puisque la décision de M. I ‘Intendant concourt aux VŒUX des suppliants. » Il est regrettable, pour notre curiosité, que l’Inspecteur et l’Ingénieur n’aient pas relevé les exagérations des suppliants !
Suprême satisfaction des « suppliants » : le 30 septembre 1786, l’Assemblée des Ponts et Chaussées déclarait : « La direction par Ste Féréole paraît devoir être préférée à celle par le hameau du Perrou… » et L’Intendant général des Ponts et Chaussées, La Millière, priait l’Ingénieur de la généralité de « vouloir bien donner les ordres nécessaires. »
La pugnacité des Malemortois avait payé : ils tenaient leur route. Un an plus tard, dans son État des grandes routes et communications, l’Intendant Meulan d’Ablois mentionnait : « Il faut absolument ouvrir en 1788 et 1789 la partie de Tulle à Brive . » (par Ste Féréole)
1789 ! La tourmente révolutionnaire, les guerres de l’Empire, vont secouer l’Europe. Les travaux, à peine ébauchés, ne reprendront… qu’après 1820 ! Et en 1824, la route Lyon-Bordeaux, affectée, suivant les fluctuations de la conjoncture politique, des épithètes royale, impériale ou nationale, sera adornée du matricule 89 qu’elle a conservé depuis.
Yvon Chalard
- Plan de Trudaine et Péronet (note de I ‘auteur). Rappelons pour mémoire qu’une autre route vers Ste Féréole passait par Malemort. Mais elle était très difficile, donc peu empruntée. Elle escaladait en effet la colline du vieux bourg (des chevaux de renfort étaient nécessaires pour les voitures), tournait devant la Croix de Montemart, et continuait par l’actuelle Rue des Brabançons où un relais de diligence, qui existe toujours, permettait de changer de chevaux. L’actuelle route de Ste Féréole (C.D. 44) date de la Révolution. Cf. H et H. de M. 1996, p. 6 et 1998, p. 5
- Quelques éléments de l’affaire racontée ici par Yvon Chalard ont été effleurés, parmi d’autres sujets, dans un article publié, il y a plusieurs années, dans cette revue et intitulé : De Louis XVI à Emile Loubet. Un siècle d’histoire malemortoise (H. et H. de M. 1988 p.2)
- Archives départementales de la Corrèze C.6 (note de l’auteur)
- Les Noailles étaient, avec les Turenne, co-seigleurs de Malemort depuis la fin du XVIO siècle. C’est en effet en 1581 que le duc de Noailles, ancêtre du Maréchal de 1786, avait racheté la part de la baronnie qui avait appartenu aux Malemort, I ‘autre part restant aux Turenne. Cf. H. et H. de M. 1997 p. 13.
- Date non indiquée mais après le 15 juin 1786 (note de l’auteur)
- A l’angle de l’Hôtel de police, rue.. .des Prêcheurs (note de l’auteur)
- Co-fondateur avec Thomas Le Clère de la manufacture de tissus (note de l’auteur) Ces « Irlandais de Malemort » (Dalton, mais surtout Le Clère (O’Cleer), feront l’objet de l’article historique dans notre numéro de l’an prochain. 5) (revue 2005)
