H11 – 1823 : La Corrèze voie navigable
Article de Yvon Chalard
Projet insolite, extravagant, utopique ? Non, absolument pas : au contraire, une initiative hardie, soigneusement élaborée dont le coût avait été établi avec précision dans les moindres détails et qui faisait appel à des innovations techniques méconnues à cette époque.
Ne prévoyait-on pas, par exemple, pour franchir les nombreuses digues, des élévateurs de bateaux actionnés mécaniquement, que certains de nos voisins d’Aquitaine connaissaient déjà. ….. Malemortois et autres riverains allaient s’initier aux secrets de la batellerie.
Écoutons les promoteurs de « ce nouveau mode de navigation », M.M. Durassié et Trocard, présenter leur mémoire à la Chambre des députés en 1822. (Archives départementales de la Corrèze 3S-34) :
« Nous avons l’honneur de mettre sous vos yeux l’exposé d’un moyen simple, économique et déjà éprouvé, propre à imprimer au commerce de l’intérieur une activité qu’il ne connaît pas encore, et à lier plus intimement aux grandes cités commerçantes les villes moins heureusement situées, et les campagnes reculées, qui, faute de communications, languissent sans industries, ou voient dépérir les produits de cette industrie, soit manufacturière, soit agricole…. La navigation intérieure, au moyen des canaux ou des rivières, a été, dans tous les temps, un puissant véhicule de richesses : elle seule établit une circulation facile et peu coûteuse entre les lieux qui produisent et les lieux qui consomment. …. Mais tous les pays ne se prêtent pas au creusement des canaux ; toutes les rivières ne peuvent pas recevoir des écluses, ou quand elles le peuvent, souvent les frais s’y opposent… »
Après l’exposé des motifs, le pourquoi ? voici le comment ?
Les moyens de résoudre les difficultés
« Le procédé que nous avons imaginé pour franchir les chaussées des moulins, ne présente aucun des inconvénients du système des écluses, et sa dépense est à celle des écluses comme un est à dix. Nous établissons cette proposition sur un exemple récent.
On demandait 3 000 000 Frs pour rendre le Drot (1) navigable dans un trajet donné ; nous obtenons le même résultat au prix de 300 000 Frs…. II nous sera facile de vous donner une idée exacte du moyen que nous employons ; le dessin ci-joint achèvera de jeter la plus grande clarté sur notre exposé. Au déversoir de chaque moulin, et des deux côtés de la chaussée, on plante 24 poteaux verticaux sur pilotis, d’une parfaite immobilité : deux pièces de bois horizontales et parallèles reposent sur ces poteaux ; elles supportent un berceau sur lequel roule un chariot mobile, à 4 petites roues que reçoivent des rainures horizontales. Six chaînes de fer, terminées par des crochets descendent du chariot et s’appliquent à autant d’anneaux dont sont munis les bateaux cintrés en fer destinés à ce genre de navigation.
Une mécanique, établie à l’intérieur du chariot, permet de le conduire à volonté en avant ou en arrière : elle descend les chaînes, enlève le bateau au-dessus du niveau de la chaussée, le transporte jusqu’aux poteaux opposés, le redescend et le remet à flot. On dégage les crochets et le bateau continue sa route. Le jeu de cette machine est si simple, que deux hommes suffisent pour la manœuvrer et opérer la translation d’un bateau du poids de vingt milliers de livres (2) ».

La première expérience eut lieu le 22 septembre 1819 : elle réussit complètement. En ce moment, onze machines semblables rendent déjà le Drot navigable sur un trajet de 30 000 mètres…… Notre machine remplit parfaitement sa destination, que la manœuvre s’exécute sans danger, sans secousse, avec autant de promptitude que de sécurité. Les crues extraordinaires du Drot et de la Garonne, cette année ont prouvé que nos constructions pouvaient résister aux plus forts courants. … ».
(Cette découverte obtint un « brevet d’invention » par ordonnance du Roi en date du 11 avril 1821).
Ces informations reçurent l’approbation immédiate des autorités corréziennes.
Voici le rapport de l’ingénieur Conrad le 1 er mars 1823 :
« Entre Tulle et Brive, sur 31 700 mètres, la pente de la Corrèze est approximativement de 102,12 mètres, soit 3, 20 mètres par kilomètre en moyenne. II ne peut être question d’y établir des écluses de plus de 2, 55 mètres de chute ; elles seraient au nombre de 40, ce qui entraînerait une dépense de plus de 3 millions et demi, dépense exorbitante qu’aucun péage ne saurait couvrir quelque activité qu’on puisse supposer ou commerce. Un canal latéral serait encore moins praticable dans une vallée aussi resserrée ; il faut rechercher les moyens employés pour établir une navigation artificielle avec le moins de frais possibles…. » Le rédacteur signale : « l’emploi sur le Drot d’une machine fort ingénieuse des sieurs Durassié et Trocard qui enlève les bateaux et leur fait franchir entre Eymet et Gironde sur Drot les 21 barrages existant sur les 18 lieues du cours de la rivière ».
ESTIMATION DES DEPENSES ENTRE TULLE & BRIVE
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– 40 machines à établir rachetant chacune une chute moyenne de 2, 55 mètres et propres à enlever un chargement de 12 tonneaux (3) à raison de 12 000 frs. l’une : 11589_d39e9c-6c> |
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– 36 barrages seulement, attendu qu’il existe 4 moulins dont les barrages serviront, à 15 000 frs. l’un : 11589_f89c81-be> |
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-40 bateaux à fournir pour le transport des marchandises, à 2 500 Frs l’un, agrès compris : 11589_e96615-b5> |
100 000 11589_fca5da-11> |
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– Terrassement et indemnités pour l’établissement des chemins de halage, escarpement de rochers dans le lit de la rivière : 11589_e58095-be> |
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– 40 aqueducs à construire à 500 Frs l’un : 11589_d27c44-c1> |
20 000 11589_765e27-2f> |
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11589_47eff3-5e> |
___________ 11589_f65d4f-10> |
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Total : 11589_d9b78b-f5> |
1 170 000 11589_dcd3d5-8a> |
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11589_e52584-79> |
11589_96e032-e2> |
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Travaux imprévus, faux frais : 11589_f03287-34> |
30 000 11589_14c5f7-a3> |
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11589_1e8a6d-31> |
___________ 11589_efd12a-74> |
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Total général : 11589_e4ee4e-a1> |
1 200 000 11589_a431b6-25> |
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11589_f41fb3-bc> |
11589_25c407-e1> |
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11589_32ab97-80> |
11589_1dba57-37> |
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Dépenses d’entretien : 11589_df3f06-b2> |
11589_681d5a-ad> |
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40 machines à 500 frs l’une : 11589_c45e9f-22> |
20 000 11589_8f4a53-90> |
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36 barrages à 600 frs l’un : 11589_dfc90f-4e> |
21 600 11589_4e7497-a8> |
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Salaires, entretien des bateaux : 11589_b29cda-d2> |
50 000 11589_9586fb-16> |
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Traitement des agents préposés à la surveillance des machines, à la perception des frais : 11589_bae9c3-88> |
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11589_a95281-d7> |
__________ 11589_83cdf8-7e> |
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Total : 11589_882276-82> |
108 860 11589_7272ce-e1> |
Ces responsables Corréziens avaient minutieusement préparé leur dossier…. Mais aucun coup de pioche ne fut donné, pas un tir de mine ne troubla la sérénité des lieux, la canalisation de la Corrèze comme celle de bien d’autres rivières ne fut amorcée. Les locomotives commençaient à haleter, les chemins de fer pendant tout le 19 ème siècle allaient pénétrer le département et nos ancêtres purent enfin exporter leurs surplus les années d’abondance et se procurer les denrées vitales les années disetteuses.
Yvon Chalard
Notes :
(1) Le Drot (ou Dropt) : affluent rive droite de la Garonne qui prend sa source près de Monpazier, passe à Villeréal, Eymet, Monségur et se jette dans
la Garonne en aval de la Réole, à Gironde sur Dropt.
(2) Un millier de livres soit environ 500 Kg : le système métrique n’était pas encore utilisé couramment, même par les techniciens.
(3) Tonneau : mesure de volume de 2, 83 m3.
